Bio Helmut Newton
Précurseur du porno chic et du SM argentique, Helmut Newton a fait trembler les rédactions bien pensantes par l’envoi acharné de polaroid acérés. Dur, noir, hyprasexué, le style Newton ne s’embarrasse pas avec les préliminaires…
1920 : Naissance à Berlin, d’une mère snob, à la poitrine généreuse, d’un père juif, marchand de boutons. Enfant pourri gâté, Helmut Neustaedter s’ennuie vite, passant d’un hobbie à un autre : « Je crois que ce manque de persévérance ne m’a jamais quitté. Je m’ennuie très vite, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait de cinéma. Je préfère la photographie, et je dis toujours qu’un reportage de plus de 3 jours ne m’intéresse pas. 3 jours, voilà la limite de mon attention. »
1932 :
De son balcon socialement élevé, le jeune Helmut observe les dirigeables venus
d’Amérique et, dans la rue, les batailles rangées entre flics, communistes et
nazis. « À l’époque, Berlin avait tout pour exciter un
photographe ». Fasciné par le
Kodak de son père, il s’achète, à 12 ans, son premier appareil photo.
Consommateur compulsif de presse à sensation et de magazines photo, il sillonne
les kiosques en quête de la moindre publication : « J’étais une éponge
qui s’imprégnait de toutes les images. Je me souviens avoir été
particulièrement impressionné par un cliché de belles filles blondes dans une
BMW, signé von Perckhammer. On appelait ça de la photographie de
« genre ». J’étais
envoûté. »
1935 : À 15 ans, il fixe enfin son attention sur 3 hobbies : la photo, la natation et les filles — « J’étais aussi envoûté par le sexe, ou du moins par sa possibilité… Dans certains pays, on dit aux garçons que la masturbation fait pousser des poils dans la main. A cette époque, en Allemagne, on nous disait que tout excès en la matière donnait des cernes sous les yeux… Les cernes restent très présents dans mon travail. D’ordinaire, on maquille les modèles de façon à les dissimuler. Moi, je dis toujours au maquilleur : « N’enlevez pas les traces de masturbation ! — ça rend le visage plus intéressant ! » — tout cela lui laissant peu de temps pour les études... Compréhensive, sa mère lui dégote une place d’apprenti auprès d’une célèbre photographe berlinoise, Yva. 6 mois plus tard, l’apprenti décroche son certificat. Mais les lois de Nuremberg n’offrent bientôt plus que des postes de subalterne aux juifs allemands. L’ombre du nazisme s’étend. Il faut partir, pressent Helmut, qui ne réussit pourtant pas à convaincre ses parents…
1938 : La Nuit de Cristal vint les cueillir à
l’aune de leurs idéaux. Réussissant à fuir les SS par l’entremise d’une mère
héroïque, Helmut se retrouve seul sur son bateau, en partance pour Shanghai —
les quotas d’immigration vers l’Amérique et l’Angleterre ayant déjà été
atteints. Après avoir été sélectionné, grâce à ses accréditations de
photographe, pour faire escale à Singapour, il est placé comme photographe au Straits
Times, le principal quotidien de la
ville. Affecté au carnet mondain, il doit couvrir les réceptions de la
résidence du gouverneur : « Les photos étaient atroces, ce n’était
même pas des photos !… Ils ont tout de même mis deux semaines à me virer ! » Devenu gigolo malgré lui, il installe
un petit studio photographique, attendant les clients qui ne viennent
pas…« Ma carrière m’était devenue totalement indifférente. J’ai alors
pris conscience de la distance qui me séparait de mon projet initial, celui de
devenir photographe pour Vogue, pas fornicateur invétéré. »
1940 : Son passeport expiré, apatride, il reçoit un beau jour un avis de la police, le convoquant pour un camp d’internement, destination : l’Australie. Deux années d’abstinence sexuelle terribles, à nettoyer des latrines, avant de se faire enrôler de force dans l’armée. En récompense de ses bons et loyaux services, il se voit offrir, à la Libération, la nationalité australienne, et en profite pour changer de nom. « Neustaedter ne correspondait pas au personnage que j’avais en tête. C’était comme une mue, et ça avait un parfum d’aventure, un peu comme quand on quitte la Légion avec une nouvelle identité… » Un nom qu’il lègue, ad vitam aeternam à son épouse, June Newton (alias Alice Springs)
1957 :
Photographe de mariage, photographe de catalogue publicitaire — « J’avais
décidé d’accepter tout ce qu’on me proposait. J’avais choisi de gagner ma vie
en prenant des photos, n’importe quelles photos, et de ne pas traiter mon
travail comme une forme d’art précieuse. » — il passe enfin un cap quand l’édition anglaise de Vogue lui offre un contrat d’un an à Londres. Avec 30
livres par semaine, des sujets on ne peut plus rasoir — « C’était avant
la révolution de Carnaby Street et le début des Swinging Sixties. Avant Bailey,
Duffy et Donovan. On baignait encore dans les twin-sets, les perles et les
compositions florales» — il déchante
vite. Traité « comme un vulgaire paysan sorti de son trou », il s’en
va tenter sa chance à Paris et finit par décrocher un job au Jardin des
Modes : « J’ai compris
très tôt que pour se faire un nom dans la photographie de mode, il fallait
d’abord travailler pour les magazines. »
En imposant ses conditions… Il refuse désormais de travailler en studio dans
des décors surfaits et abstraits — «Une femme ne vit pas devant un fond de
papier blanc. » — réconciliant
la photographie de mode avec le réel ; femmes de mauvaises vies, malfrats,
prostituées, l’univers onirique de Newton s’imprime à la nuit tombée : « J’ai
lu Histoire d’O au début des années 60. Ce livre avait été interdit dans
la plupart des pays à cause des descriptions explicites de sadisme et de
masochisme qu’il contient. Il a exercé une profonde influence sur mes photos de
mode, au même titre qu’Arthur Schnitzler et Stefan Zweig. »
1961 : Froide, irrévérencieuse, libre, provocante — la femme Newton séduit Françoise de Langlade et Francine de Crescent, alors rédactrices en chef de Vogue France : « Désormais, plus personne ne me mènerait par le bout du nez. Je savais précisément le genre de photo que j’entendais réaliser. » Armé de ses 4 objectifs et de son imagination, il se constitue une garde prétorienne d’amazones défilant au pas dans un monde dominé par l’argent, le sexe et le pouvoir. « Je veux plutôt montrer comment vit une femme dans un milieu aisé, le genre de voiture qu’elle conduit, son cadre, et quels sont les hommes qu’elle fréquente. Peu importe d’où elles viennent. New York, Paris, Nice, Monte-Carlo… et peu importe leur nationalité. Dans un certain milieu, les femmes se ressemblent toutes et sont habillées de la même façon […] C’est une marque de la société de consommation. » Lynché par les féministes, accusé d’être l’esclave de la société de consommation, il est même surnommé « Newton le sournois » au sein des rédactions qui tentent tant bien que mal de canaliser son indécence. « Je ne trouve pas que l’érotisme doive être drôle. Le sexe est on ne peut plus sérieux, autrement, il n’est pas sexy. Pour exciter les gens, il faut qu’il y ait un élément de péché. »
1964 : Fasciné par la presse quotidienne et les faits divers, il déclenche un scandale politique international lors de la parution dans Vogue France d’un roman-photo restituant l’histoire d’une espionne russe s’apprêtant à franchir le mur de Berlin. Comment un magazine de mode peut-il s’amuser d’un sujet aussi grave que le mur ? s’indigne-t-on… « La remise en question intellectuelle entreprise depuis quelques années a suscité tant d’atermoiements chez nombre de photographes qu’on se demande s’il leur arrive encore de presser le déclencheur. Une sorte de constipation s’est installée : peut-être qu’un jour, seuls demeureront les photographes de presse, les autres ne faisant plus que de la philosophie. »
1971 :
Commissionné quelques années plus tôt par le Vogue US — « Mme Vreeland était habitée par une vision
fantaisiste, pleine d’extravagances marocaines, de talons rougis au henné et de
rêveries exotiques... La femme qui occupait mon imaginaire était au contraire
extrêmement sexuelle, occidentale à tous égards […] Le résultat était
épouvantable. » — il retente sa chance auprès de son
successeur, Alex Liberman, réputé
pour diriger ses photographes d’une main de fer. « Montrez tout », telle est la devise de Liberman, citant Larry
Flint. Contre la volonté de la rédaction, il publie alors des photos osées, aux
mises en scène choquantes… « J’adore la vulgarité, je suis très attiré
par le mauvais goût, beaucoup plus excitant que le prétendu bon goût qui n’est
qu’une normalisation du regard »
1984 :
Tandis qu’il quitte Paris pour Monte-Carlo — « Le moment était venu de
m’éloigner de l’omniprésent percepteur, qui prélevait 70% de mes revenus — et Vogue France pour Vanity Fair —
« J’avais fourni, pendant 23 ans, le meilleur de mon œuvre » — il délaisse un temps la mode pour lui
préférer les portraits et les nus. Mais quand Anna Wintour le rappelle à son
devoir, il rempile... « Au cours des 20 années qu’a duré notre
collaboration, j’ai été tantôt atterrée, tantôt stupéfaite mais toujours amusée
par les fruits du génie visuel d’Helmut… D’autres photographes avec lesquels je
travaille pour Vogue m’ont confiée qu’il leur rendait la vie impossible :
il était capable de faire des photos dans une mauvaise lumière, il travaillait
sans équipe, il pouvait photographier vite avec n’importe quel appareil, même
ceux utilisés par des amateurs… »
1996 : Nommé commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres puis officier des Arts, Lettres et Sciences par la princesse Caroline de Monaco, il domine la jet-set, niché dans une tour de la principauté de Monaco, lui qui ne s’intéresse qu’aux puissants : « Personne ne veut voir dans le journal votre tante Emilie mais les plus belles femmes du monde. Je photographie aussi ce que je connais le mieux : les riches ou des gens qui croient l’être. Je ne photographie pas les pauvres car je trouverais ça cynique. Je trouve ridicule de photographier comme certains le font, des gens richement habillés dans un quartier pauvre. Une femme qui s’habille en Saint Laurent ne va pas à la Goutte d’Or. »
2004 : Lancé sur le Sunset Boulevard d’Hollywood, il décède au volant de sa cadillac, en s'écrasant sur l'un des murs du chicissime hôtel Château Marmont. Il repose depuis ce jour, selon sa dernière volonté, auprès de la tombe de Marlene Dietrich, à Schöneberg.
Epilogue : Helmut Newton avait souhaité léguer sa collection de photographies à la France, afin qu’elle la destine à une fondation. Le ministère de la Culture a montré si peu d’empressement que la Helmut Newton Foundation a finalement ouvert ses portes à Berlin.
Helmut Newton, Autoportrait, Ed Robert Laffont, 2002
Cet article a été publié dans Magazine # 1 (septembre 2010), formule 2, à présent distribué en kiosque.
Voyageurs en apesanteur
Le comble du voyageur du XXIe
siècle ? Voyager léger. Les bagages seraient devenus les nouveaux
indésirables d’une société qui, face à l’obsolescence de ses produits vite
consommés, vite jetés, ne sait plus où stocker ses encombrants. Une solution
miracle ? La dématérialisation.
Dans le dernier film de Jason Reitman, In the Air, le héros solitaire, collectionneur compulsif de miles aériens, chérit sa vie sur tapis roulant d'aéroports, sur lits trois étoiles, sur bitume de location, et concentre son existence dans une seule valise et un attaché case. Les mains dans les poches, le citoyen du monde se sent désormais partout chez lui. Alors que la mondialisation uniformise peu à peu les rues des grandes métropoles par un déploiement de vitrines toutes identiques, et que l’on voyage aussi facilement que l'on fait du shopping — après tout, le voyage est un shopping comme un autre… — l’homme Easy Jet se promène sur Terre comme dans son jardin, ou dans son « Proxi Market »... Les efforts des grandes chaînes d’habillement mondialisées et des designers d’hôtels de luxe ont finalement payé. Des pantoufles douillettes à la télécommande trente-six chaînes, jusqu’à la brosse à dent dans le gobelet, « tout est à vous, — pour si peu cher… — et rien ne repartira dans la soute à bagages ». Dans ce cas, autant laisser son necéssaire de toilette biper à la porte d’embarquement pour n’emporter que le rayon Hi-tech miniature de chez Darty ; en deux mots : son bureau… « Voyager l’esprit léger », vous dites?
(Malle-bureau Louis Vuitton)
Quand, au Ier siècle avant J-C,
Cicéron préfère, lors de ses déplacements, « emporter toutes ses choses
avec lui » — « Omnia mea mecum porto » —, un agent des douanes ne lui fait pas la fouille
pour débusquer une fiole de crème hydradante. Qu’il passe la frontière en
paix ! Quand Alexine Tinne, exploratrice en crinoline, part à la conquête
des sources du Nil en 1869, munie de ses 36 malles, 40 mulets et 4 chameaux
(sans oublier sa bibliothèque, ses malles à chapeaux, sa ménagère en argent,
son appareil photo…), la douane reste indulgente, mais la morale
intransigeante. Et la légende de pointer du doigt son appétit matérialiste
gargantuesque comme cause de son assassinat : des Touaregs, éblouis par le
mirage de sa caravane de plus de deux cents personnes, l’avait en effet
confondue avec ce qu’elle était — une aristocrate fastueuse — avant de
l’assassiner. « Voyager
léger. La question n’est pas nouvelle, elle se posait déjà au XVIIIe siècle
lorsqu’il était de bon ton de partir à pied faire son « tour
d’Europe » — « tour » qui donne d’ailleurs son sens au mot
« tourisme ». Déjà les français et les allemands se moquaient des
anglais qui, systématiquement, réimplantaient leur maison où qu’ils se
trouvent, parce qu’ils étaient incapables de voyager léger. Ce sont des
stéréotypes bien évidemment... »
relaie Sylvain Venayre, maître de conférence au centre d’histoire du XIXe
siècle (Université de Paris 1- Panthéon Sorbonne). La manie d’emporter avec soi
ses bibelots, sa bibliothèque et son mobilier favori fait à présent sourire —
exceptés sans doute les adeptes du camping et du caravaning — mais si, à
l’époque, l’abondance des bagages rimait avec « grandeur et
richesse », et les aléas du voyage avec « attaques de brigands,
naufrage et maladies », il fallait mieux se rassurer en orchestrant
parfaitement la préparation de ses bagages et de leur contenu.
(Alexine Tinne et sa caravane en Afrique)
Au fil du temps, ces préparatifs
se sont considérablement allégés ; on mange sur le pouce comme l’on boucle sa
valise en dix minutes. Les bagagistes suspectent les valises naufragées et les
compagnies low cost surtaxent les bagages trop encombrants… En 1963, Paul
Morand note : « Le luxe est désormais à Orly ». En 2010, le luxe est désormais virtuel, à la
billetterie d’Orly… En 1967, l’aéroport d’Orly de Tativille (Playtime), au minimalisme aseptisé, s’échine à discipliner
ses troupeaux de touristes en file d'attente devant le tapis roulant. En 2010,
la consigne est drastique : la légèreté sera « coupe-file » et
passeport de liberté. Mais, tandis que cette cure d’amincissement forcée, tenue
en laisse par un plan Vigipirate musclé, s’en est aussi pris aux compartiments
de train (et aux poubelles mitoyennes), le temps du voyage a perdu de son
attrait. Toutes ces heures inutiles, semées au beau milieu des champs ou de
l’océan, que l’on aimerait éluder, mais qu’il faut tuer par le visionnage d’un
DVD ou la lecture d’un magazine people, payent le prix de l’apesanteur.
(La croisière s'amuse)
Du temps suspendu au temps réel, rythmé par la gradation du paysage, ces traversées, aujourd’hui essentiellement perçues comme des expériences négatives, ont jadis peuplé les rêves des voyageurs. Jeux de séduction, idylles éphémères, interminables parties de poker ou de whist, Lotos, ball-trap, golf sur la poupe, bals, dîners gastronomiques… Les « love boat » partaient en croisière pour que s’évade l’imaginaire. Un imaginaire aujourd’hui brimé par la dimension-temps du voyage raccourci à la vitesse supersonique du progrès. Il n’y a bien que les grèves ou les aléas climatiques et géologiques pour faire obstacle à cette course contre la montre… Un volcan se réveille en Islande et c’est tout le trafic aérien européen qui s’en trouve perturbé, toute la société paralysée, tout un passé qui ressurgit ; un passé pas si lointain, sans avions ni trains, que certains naufragés, désespérés de ne rentrer chez eux, font ressusciter à pieds, en stop, en bus, en bateau ou à dos de chameau s’il le faut… Et la planète de retrouver, le temps d’une pause, ses dimensions humaines…
Article publié dans le magazine Rosebuzz, juin 2010, n° "Nomade" et sur le site www.rosebuzz.com
La Malle aux souvenirs
Pièce de collection que les antiquaires aiment aujourd’hui
débusquer dans les greniers de nos aïeuls pour les exhiber sous les lumières
d’une salle de vente aux enchères, la malle-aventurière hier globetrotteuse,
aujourd’hui retraitée en malle à souvenirs, doit être bien nostalgique en
songeant à son âge d’or...
La malle-déco :
Élément de décoration exhalant
une odeur de cire et de rusticité chère à notre ère en quête d’authenticité,
elle trône aujourd’hui, gardienne du temps, au coin du feu de notre salon,
quand elle n’est pas recyclée en coffre à jouets ou en assise étoffée de
coussins dans les chambres d’adolescents. Si elle s’est aujourd’hui sédentarisée,
la malle, jadis fidèle compagnon du voyageur, modelée selon les besoins, les
goûts et les modes d’une époque, témoigne d’un monde à jamais disparu. Parce
qu’elle a accompagné l’essor du rail et la révolution des transports,
s’adaptant aussi bien au toit d’une diligence, aux filets d’un train ou à la
cabine d’un bateau, elle traduit les aspirations d’une caste aristocratique
qui, goûtant au plaisir fraîchement acquis de sillonner l’Europe en train et de
rejoindre l’Hexagone à voile et à vapeur, ne peut encore partir à l’aventure
sans emmener avec soi tout le nécessaire superflu...
(Malle décorative)
Les ancêtres de la malle :
Au Moyen-âge, le pèlerin pénitent en route vers la Terre
Sainte, ne s’encombre guère de ce superflu : un ballot rudimentaire pour
seul bagage, il jette sur son épaule le minimum vital. La Renaissance venue, il
est de plus en plus inconvenant de partir les mains vides ; hommes
d’expéditions et femmes de voyageurs partent sur les routes, traînant derrière
eux, dans des coffres en bois richement sculptés, leurs effets personnels.
Ainsi le mot « layetier » apparaît-il en 1582, sous le règne d’Henri IV. Il
doit son nom au petit coffre de bois, ou « laie » qui, au Moyen-âge,
permettait de conserver vêtements, bijoux et documents de valeur. Précédemment,
aux environs de 1521, sous le règne de François Ier, le registre des
professions fait état du métier d’ « emballeur ». Celui-ci
confectionne des caisses sur mesure capables de résister aux chocs et de
protéger toutes sortes d’objets à transporter. Quant à la malle, qui tire sa
racine du francique malha (sacoche), le
terme apparaît bien plus tôt, aux environs de l’an 1000 mais, avant de revêtir
le sens que nous lui connaissons — « un coffre destiné à contenir les
effets qu’on emporte en voyage » (Le Robert) —, elle reste longtemps figée
en meuble-bahut, faisant office de siège et de table.
(Malle-lit, Louis Vuitton)
Du layetier-emballeur au malletier :
Le XVIIIe siècle part à l’assaut du monde, les routes se multiplient, les diligences acheminent la noblesse de robe vers des villes de cure, glissant sur l’impériale, sacs, malles, paniers et coffres. Mais il faut attendre la Révolution Industrielle, les longs voyages en chemin de fer et le développement des croisières pour que le layetier et l’emballeur apposent un trait d’union entre leur profession. L’engouement pour les voyages lui profite tant et si bien que, face à la demande croissante, le layetier-emballeur doit désormais exercer dans les grandes villes. En 1854, on compte une centaine de layetier-emballeurs à Paris, mais on parle toujours de « coffres »… François Goyard — le successeur du layetier-coffretier fournisseur de la duchesse de Berry — et Louis Vuitton — le layetier-emballeur attitré de l’impératrice Eugénie — imposeront le terme de « malle ». Tandis qu’ils observent partir les trains bondés de voyageurs, remplis à ras bord de lourdes caisses omnipotentes, ils pensent déjà à ces malles pratiques, esthétiques et réutilisables qu’ils projettent de façonner. Le marché, fortement dominé par l’Angleterre, existe déjà, mais reste encore à révolutionner...
(Malle bombée)
L’âge d’or de la malle :
Peu de temps après avoir fondé sa maison, Louis Vuitton
invente, en 1858, la malle à casiers, qui comme son non nom l’indique met de
l’ordre dans la malle. En 1868, il échafaude pour l’explorateur Savorgnan de
Brazza, en partance pour l’Afrique, une malle-lit escamotable et plus tard une
malle-secrétaire à tiroirs secrets inviolables — si inviolables qu’il
faudra, à la mort de l’illustre explorateur, appeler un maître Vuitton pour
forcer ce coffre-fort… Les commandes spéciales seront un outil commercial
efficace pour fidéliser la clientèle tout comme les motifs et les toiles
monogrammes — de la toile « gris Trianon » (1854), à la toile
« Monogram LV» (1896), en passant par la toile « Damier » (1889) — le seront pour lutter
contre la contrefaçon. À partir de 1875, l’abandon de l’encombrante crinoline
met sur le marché des malles-penderies bombées qui deviendront plates pour
s’empiler judicieusement dans les trains : plus besoin de déballer ses
affaires, la malle se fait placard ambulant. Les malles cabines (1890) se
glisseront ensuite sous les couchettes des cabines de paquebot, les malles
d’automobiles (1898) s’accrocheront à l‘arrière des premiers véhicules encore
dépourvus de coffres et les malles aéro (1910) se fixeront de chaque côté des
montgolfières pour mieux les lester.
(Malle cabine Moynat)
D’une époque à l’autre, la malle s’adapte
volontiers aux nouveaux modes de déplacements et aux nouveaux modes
vestimentaires. Qu’elle soit boîte à chapeaux pour les divas de la Belle Epoque,
nécessaire de toilette pour les stars des années trente, panier de pique-nique
pour trente-six couverts, elle reflète un certain art de vivre indispensable
aux aristocrates du voyage, aux marchands, aux militaires ou aux hommes
d’affaires.
(Malle penderie Vuitton)
Du malletier au maroquinier :
En vogue jusqu’aux années 1940, la malle disparait peu à peu au profit de la valise et de bagages plus légers. Depuis que le voyage aérien a pratiquement remplacé la croisière, elle est devenue obsolète ; les tapis roulants de nos aéroports auront eu raison de sa capacité d’adaptation. Les malletiers quant à eux — Vuitton, Hermès, Pinel&Pinel ou Ephtée — se sont reconvertis en « maroquinier de luxe » ou en « designer d’accessoires » afin de satisfaire au mieux les exigences (ou caprices) sur mesure des voyageurs du XXIe siècle.
(Malle à I-Pod, Louis Vuitton)
Article publié dans Rosebuzz magazine, n°"Nomade", juin 2010.
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Bio Harald Szeemann
Difficile de retracer la vie et l'oeuvre foisonnante d'Harald Szeemann, le père de tous les commissaires contemporains. Artiste prolifique, écrivain engagé, metteur en scène, poète, un véritable homme orchestre !
1933 :
Naissance à Berne, par la volonté du Saint Esprit.
1953 :
Étudiant dilettante à Berne puis à Paris, il ne sait que choisir entre la
musique, la littérature, l'archéologie, le journalisme, la pataphysique et le
théâtre — « J’ai fait le
minimum quoi ! »
1957 : De sa rencontre avec Arnold Rüdlinger, ex directeur de la Kunsthalle de Berne, naît sa passion pour l’art contemporain. Par son intermédiaire, il se fait recommander auprès du Kunstmuseum de Saint-Gall, pour assurer le commissariat de l’exposition « Peintres-poètes / Poètes-peintres », section contemporaine : « J’ai commencé à faire des expositions plutôt par hasard […] J’ai vu que c’était pour moi un moyen d’expression idéal, parce qu’avant j’avais fait du théâtre, j’écrivais des textes, je faisais de la musique, je jouais, je faisais les décors, et ainsi de suite, mais ça m’emmerdait au fond ! »
1960 : Après avoir soutenu sa thèse sur « Les débuts de l'illustration moderne du livre, par les Nabis », il est élu, six mois plus tard, directeur de la Kunsthalle de Berne — « J’ai été le plus jeune directeur de musée du monde ! ». Une structure de 4 personnes (une secrétaire à la mi-journée, une caissière et un concierge) où il se fait la main, à raison de 10 expositions par an ; le tout pour un maigre salaire. Aussi doit-il prêter son cerveau à la galerie municipale de Bienne, à raison de 4 expositions par an. 10 + 4 = 14 : « Je ne sais jamais combien d’heures je travaille… ça ne m’intéresse pas, il faut seulement que ce soit bien ! Je laisse les autres compter ! »
1963 :
Tel est son secret pour faire d’un musée, un centre de création
pluridisciplinaire ; le sixième sens (détecteur de jeunes talents) en plus… Joseph Beuys,
Richard Serra, Daniel Buren, Sarkis — encore indésirables dans les autres
musées — accrochent leurs « intensités d’intention » aux murs
palimpsestes, avant d’envahir les rues de Berne (Christo et Jeanne-Claude
emballent le Kunsthalle en 1968.) Monographies, thématiques de l’art brut ou de
l’art d’avant-garde, mode, théâtre, design, cinéma, tout y passe... « À
la Kunsthalle de Berne, on avait très peu d’argent […] C’était le moment
vraiment de l’aventure, il ne s’agissait plus tellement de faire des
expositions de tel ou tel, mais de travailler directement avec les
artistes. »
1969 : « Naturellement, à un moment donné, en 69, avec « Quand les attitudes deviennent formes » c’est devenu scandaleux aussi, pour la ville : parce que voilà, il y avait Beuys qui mettait sa graisse dans les coins, Heizer qui défonçait les trottoirs, Weiner qui ôtait un mètre carré de mur à l’intérieur du musée, et ainsi de suite… » La ville met donc un terme à ce « chaos structuré ». Mais la provocation a du bon : à peine le temps de savourer sa liberté retrouvée, il se fait nommer par le maire de Kassel, « secrétaire général » de la Documenta, session 1970-1972. « Au début, il voulait que je réorganise — pour faire quelque chose d’utile — les archives, le centre de documentation… Mais après 6 mois, j’ai dit que je pensais que c’était plus important de faire l’exposition. C’est après qu’ils ont trouvé ce titre « secrétaire général ». J’ai trouvé ça pas mal : c’est comme à l’ONU et au Parti communiste! ». Après la Documenta, des démêlés avec les autorités municipales de Kassel - « Naturellement, il y a eu aussi des problèmes psychologiques, parce que c’était la première fois que cette grande exposition n’était pas faite par un comité, mais organisée par un seul responsable : alors pour pas mal de gens j’avais violé les règles ! » - ainsi que des difficultés financières (il est accusé d’être responsable d’un large déficit budgétaire que les autorités le somment de rembourser, le poussant à la faillite), confortent H.S, « Sans Musée Fixe » dans son intention de sortir des sentiers battus.
1974 :
Il se prend alors à rêver d’un monde sans institutions, d’une agence sans
structure juridique, d’un musée imaginaire… « Je n’avais plus envie de
reprendre une institution… Mais je voulais en même temps, continuer à faire des
expositions. C’est comme ça que j’ai dû trouver des thèmes que j’étais le seul
à pouvoir faire ! » Ainsi
présente-t-il dans son appartement Bernois (rebaptisé pour
l’évènement « Galerie Toni Gerber ») « une chambre de torture au
service de la beauté » ; exposition obsessionnelle sur son grand-père
coiffeur, géni de la mise en plis. « Grand-père, un aventurier comme vous
et moi », titre l’exposition, vecteur de subjectivité. Si untel met
toute son énergie dans la mise en plis, un autre dans la politique ou la
littérature, Szeemann monte des expositions. « Un musée des
obsessions, on ne peut pas le faire, c’est un musée dans la tête… Donc tout ce
que je fais, ce sont des rapprochements par rapport à une chose qu’on ne peut
pas faire… » Pour aller
au fond de sa pensée bouillonnante, il fonde une agence pour le travail
intellectuel à la demande (Agency Spiritual Guestwork), dont il est le seul
« employé »…
1978 : Le temps des
expériences existentielles a sonné. Indépendant, il peut jouer le jeu de
l’offre et de la demande à sa guise, prêt à déposséder les expositions de leurs
lieux institutionnels. Ce faisant, il s’affuble en saisonnier exportable,
proposant aux institutions des expositions « clé en main », telles
« Les Machines célibataires » et « Les mamelles de le
vérité », premier et deuxième volet d’un triptyque mythologique. « C’était
un nouveau type d’exposition, où on essayait de visualiser vraiment autre
chose, un fonctionnement de l’esprit, un modèle à penser et à vivre… » Après avoir initié une série d’expositions autour
des utopies politiques et sociales présentes dans le canton du Tessin, il se met à acheter (à ses frais) tous
les documents trouvés au cours de ses recherches pour les exposer de façon
permanente sur une colline des utopies, que sera le Monte Verità, aujourd’hui mémorial
pour la paix. « J’ai dit bon, moi je fais mes musées, et si un
jour il y a une sorte de jonction, et qu’on veuille faire une sorte de centre
culturel, et bien à ce moment-là, au lieu de se rencontrer dans un Hilton
idiot, le Monte Verità peut servir pour des symposiums, sur cette société
idéale… Parce que c’était ça au fond : le musée comme moyen d’expression
d’une exposition, pour montrer les choses comme si la société idéale avait
vraiment existé. » « Avec
le Monte Verità, tu as visualisé le bordel qu’on a dans la tête, nous les
artistes – un jour on est végétarien, un jour on se saoûle à mort, un jour on
est anarchiste, l’autre jour on est mystique, un jour on fait des
mathématiques, un autre jour autre chose… »
lui répond son ami Mario Merz.
1985 :
Son poste sur-mesure de « curateur indépendant permanent » désormais
labellisé, il organise de grandes expositions rétrospectives d’artistes dont il
a depuis longtemps soutenu le travail (Cy Twombly, Walter De Maria, Bruce
Nauman…) et, poussé par son intérêt grandissant pour la sculpture, se met en
quête de lieux non institutionnels, de dimensions monumentales, à
investir : la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière à Paris, le
Deichtorhallen de Hambourg, la Halle Tony Garnier à Lyon permettent enfin aux
œuvres de respirer… Et de flotter dans les airs, comme des « poèmes dans
l’espace », se plait à penser « le faiseur d’exposition », dans
son costume de metteur en scène. « Si ma vie était seulement d’aller,
comme un jury, voir des millions de tableaux, et dire ça ça me plaît, ça ça ne
me plaît pas... Non, ça c’est de la mécanique ! Moi j’aime les détours de
la pensée vécue pour arriver à une chose à la fois évidente et poétique… »
1996 : Des expériences sensibles, presque spirituelles, des expositions-créations soumises à une véritable éthique de la profession : « Ma vie est au service d’un medium, et ce médium n’est pas l’image qui est elle-même réalité, mais l’exposition qui présente la réalité. » clame-t-il dans son hymne à l’exposition, « Ecrire les expositions », qui recueille des dizaines de textes, proses et poésies produits pendant près de 40 années d’activité frénétique.
2005 :
Quarante années d’engagement inconditionnel œuvrées à dégager les résonances
complexes qui peuvent naître entre les œuvres, les artistes et les lieux,
auront raison de sa santé. Le « penseur sauvage » disparaît sans avoir pu réaliser les
deux expositions, La Mamma et Il Sole, qu’il projetait depuis la fin des années
70 et qui auraient ainsi formé une trilogie de thèmes fondamentaux (le
célibataire, la mère, le soleil). « A travers ces histoires
temporaires, j’ai fait des musées qui n’existaient pas, des musées
d’idées : pas des musées avec des chefs d’œuvres mais le chef-d’œuvre
remplacé par ce qui est derrière le chef d’œuvre ! »
Article publié dans Magazine n° 55, été 2010.
Ce numéro "Collector" sera le dernier en libre circulation... Vous pourrez retrouver Magazine n° 56, en kiosque, en Septembre, au prix de 5 Euro.
Bio Cristobal Balenciaga
Il y a de cela 4 ans, j'effectuais un stage de 10 mois au sein des archives Balenciaga afin de préparer l'exposition "Balenciaga Paris", tenue au Musée des Arts Décoratifs, en juillet 2006. Suite à cette immersion dans l'univers de Cristobal, j'avais ensuite pu rédiger quelques textes historiques pour le site www.balenciaga.com (dont vous retrouverez quelques fragments dans cette bio).
Quand Magazine me commanda une biographie sur le grand Cristobal, je me replongeai avec plaisir dans mes notes et documents entassés avant de me laisser submerger par mes souvenirs... Recherches iconographiques, datations, mannequinage, juponnages... Tout un vocabulaire muséographique me rappella à mon premier amour : l'histoire du costume.
- 1895 : Naissance à Guetaria (village de pêcheurs perché sur la côte basque espagnole), d’un père commandant-chalutier disparu en mer, d’une mère couturière particulière.
- 1905 : Plus enclin à la
couture qu’à la pêche, le petit Cristobal observe d’un œil rêveur les robes
venues de Paris que l’aristocrate famille des Casa Torres, installée l’été à
Guetaria, promène le long de la baie. Quand un dimanche de bénitier, il croise
la marquise de Casa Torres en robe Worth qui demande au jeune garçon ce qu’il souhaite
exercer comme métier plus tard, il répond : « Je ferai des robes
comme celle que vous portez ! ».
Pris au mot, il lui confectionne une robe couture qui ébahit la marquise,
devenant ainsi son petit protégé.
- 1910 : La marquise l’emmène à Paris, lui fait la courte échelle chez un tailleur madrilène et le seconde à l’ouverture de son premier atelier de couture. Le projet prématuré, d’accueillir une clientèle fortunée, échoue cependant. Le jeune couturier de 15 ans doit encore faire ses classes.
- 1915 : Devenu chef de rayon aux « Magasins du Louvre » de San Sebastian, il fait chaque saison la tournée des maisons de couture parisiennes les plus réputées. « Il ne se trompe jamais, il met toujours le doigt sur le meilleur numéro. » constate Madeleine Vionnet. L’œil désormais averti, pressé d’ouvrir sa maison de couture, il choisit San Sebastian, résidence d’été de la cour, et lieu rêvé pour se faire un nom…
- 1928 : Le succès grandissant de sa petite entreprise lui permet d’ouvrir une succursale à Madrid. Mais la mort du dictateur Primo de Rivera (1930) — dont la poigne de fer avait protégé la monarchie — et l’accession au pouvoir des Républicains, porte un coup fatal à la vie de cour. Conduit à la faillite, Cristobal part chasser la baronne à Barcelone.
- 1937 : Chassé par la
guerre civile espagnole, il s’exile à Paris. Grâce à l’aide financière de
quelques amis espagnols généreux, il peut ouvrir sa maison, au 10 Avenue George
V. Les marchands de tissus lui font crédit. Le faux pas n’est pas permis. Remarqué
par la simplicité linéaire de ses modèles, la presse applaudit : « Balenciaga
[…] demeure attaché à la simplicité des lignes, à l’absence d’ornements
superflus et à un style jeune. »[1]
Mona von Bismarck, la begum Aga Khan, la duchesse de Windsor, Marlene Dietrich,
Ingrid Bergman deviennent ses clientes régulières.
1945 : Grâce à elles, le
couturier le plus cher de la place de Paris — « Chez lui, pas de robes
dont le prix serait inférieur à 6000 francs. »[2]
—, survit à la guerre sans dommages et peut même rouvrir ses maisons
espagnoles. Mais tandis qu’explose le New Look, Cristobal reste stoïque —
« Pas de changement radical avant que cette période de
transition ne soit terminée »
déclare-t-il pacifiquement – avant de sombrer dans une profonde dépression,
suite au décès de son amant et associé, Wladzio d’Attainville. Pour peu, il
fermerait sa maison. Christian Dior lui conjure de n’en rien faire…
1952 : Et de suivre son
exemple… Mais, revenu écœuré d’un séjour en Amérique où il découvre la
confection à la chaîne, il se jure de ne jamais succomber au règne du
machinisme. Pas de course aux ourlets, pas de sensationnalisme, pas de vocation
internationale. Dans la réclusion
quasi monacale de son atelier, « l’homme invisible de la couture
française »[3] crée des
pièces uniques et opère secrètement ses petites révolutions... La
première : l’escamotage de la taille, afin que le corps ne soit jamais
inféodé à la robe. En antidote au New Look, il rend caduque la guêpière. Ni
baleines, ni jupons nécessaires à la tenue de ses robes, dont seuls la coupe et
le tissu seront ses tuteurs, décontenançant ainsi certaines journalistes par
son esthétique intransigeante : « Les robes de Balenciaga
n’avantagent pas les femmes ! » , « Balenciaga
crée des robes destinées idéalement à des femmes fortes ! » chicanent-elles, au souvenir des paroles de
l’essayeuse : « Un soupçon de ventre… cela ne déplaît pas à M.
Balenciaga… » Inflexible, Balenciaga
persiste et signe : « Une belle robe est une robe qui suit le
corps, et non le reste. »
1957 : S’ensuivent les
blouses de paysan sans col, les imperméables en cracknyl (1950), la marinière
(1951), la première tunique (1955), les capes et robes-sacs (1956), la robe
chemise (1957)… « Quand la charpente est bonne, on peut construire ce que
l’on veut. » démontre-t-il à chaque collection, se faisant désormais
surnommer « l’architecte de la mode ». Des poncifs qui le laissent de
marbre, lui qui n’a jamais suivi que sa mode à lui — « Des
changements ? Je ne change jamais mes robes. » — qui ne dîne jamais en ville, qui ne paraît jamais dans son
salon de couture — « Ne vous dépensez-pas en société » —, qui ne se laisse pas photographier et qui a
horreur qu’on parle de lui. Au point que la presse se demande parfois si le
moine de la couture existe vraiment… Lassé de ces babillages de presse, irrité
que ses modèles soient manipulés, photographiés, commentés, il décide avec son
compère Hubert de Givenchy, de tenir la presse à l’écart de leurs collections
afin de couper court à la copie. Priorité aux acheteurs. La présentation-presse
des modèles se fera donc un mois après les autres couturiers. Rideau !
1960 : Ce qui n’empêche pas
les files d’attente devant son salon trop petit qui tient difficilement 90
personnes (contre 300 ou 400 ailleurs), celui-ci n’est pas une salle de
spectacle conçue pour accueillir le-Tout-Paris. On peut bien lui parler
d’extension ou lui soumettre de fabuleuses propositions pour faire
des « séries de gros » aux Etats-Unis, il se contente toujours
de hausser les épaules. « Que pourrais-je acheter encore ? J’ai déjà une auto et trop de maisons. »[4]
Il veut simplement que l’on ne trouve pas une trace de factures en souffrance
dans ses livres de compte, que l’on n’arrive jamais en retard aux essayages et
que l’on ne le dérange pas pour rien. Comptons pour cela sur Melle Renée, mère
supérieure du couvent, qui dicte le règlement aux clientes — « pas
de robes prêtées, pas de prix de faveur »
—, ainsi qu’aux mannequins-robots — « pas de sourire, pas de
parole » — défilant mécaniquement, le
visage impassible, la tête haute et les hanches basculées vers l’avant. « Une
femme distinguée a toujours l’air désagréable »[5].
Mannequins pas toujours « ravissants », lui fait-on remarquer mais, « Une
robe doit être assez belle pour s’imposer, peu m’importe le mannequin » rétorque-t-il à ses détracteurs.
1965 : Sévère, exigeant, taciturne, « En une seule journée, il pouvait mener à bien l’essayage de 180 modèles, avec tous leurs accessoires, attentif au moindre détail et prêt à le réaliser de ses propres mains. »[6] se souvient un de ses collaborateurs. Enfermé à double tour dans son laboratoire expérimental, dans une quête absolue de volume et de dépouillement, il gomme couture, pinces, ornements, façonnant une coupe savante sous une apparente simplicité. Le tissu étant prélude à la création, ainsi préfère-t-il élaborer son propre matériau, en étroite collaboration avec la Maison Abraham : gazar, zagar et ciré matelassé donnent matière et consistance à ses « vêtements monuments ». « D’abord, il y a le tissu ; après seulement le couturier » professe-t-il.
1968 : De la ligne tonneau (1946-47), ballon » (1950), aux robes « Baby-Doll », « Queue de paon » (1958), saris (1965), « Chaque collection est une leçon », proclame la presse. La dernière (Printemps-été 1968), avec ses minishorts et ses tuniques trompe-l’œil, sera même comparée à une « Roll’s ». Pourtant, le dernier prince de la haute-couture décide de tout arrêter. Refusant catégoriquement de se diversifier vers un prêt-à-porter de masse, qu’il juge « vulgaire », inadaptable à son art et à son monde de luxe ne vivant que par et pour une clientèle privilégiée, il ferme sa maison parisienne et ses trois maisons espagnoles. «Balenciaga ferme, la mode ne sera plus jamais la même » s’apitoie l’Evening Standard. Quant à la comtesse de Bismarck, elle s’enferme trois jours dans sa chambre…
1972 : Couturier retraité —
« Je visiterai l’Espagne quand je serai retiré. J’aurai tout le
temps. » —, il met fin à son sacerdoce
et retourne en pélerinage sur sa terre natale admirer une dernière fois les
horizons délavés de la mer Cantarbrique et les nuanciers de vignobles valonnés
qui l’ont tant inspiré, avant de disparaître par une ultime porte dérobée…
« Balenciaga était le seul à oser faire ce qu’il aimait. » dixit Elsa Schiaparelli.
Article publié dans Magazine, N° 54, Avril-mai 2010.
[1] New York Herald Tribune, 06/08/1937.
[2] Courrier de la Mode Parisienne, été 1939.
[3] Elle, 23/10/1950.
[4] Marie-Claire,
avril 1960, par Bettina Ballard.
[5] Cristobal Balenciaga cite Salvador Dali
[6] Fernando Martinez Herreros, collaborateur de M. Balenciaga.
Portrait Jean-Paul Gaultier
(Jean-Baptiste Mondino, 1989)
Si Jean-Paul Gaultier n’arbore plus de pull marin depuis cinq ans, s’il a rasé sa brosse peroxydée et laissé son kilt au vestiaire, s’il ne supporte plus son surnom suranné « d’enfant terrible de la mode » — il a passé l’âge ! —, l’imagerie populaire ne semble pas prête de tomber aux oubliettes.
(Pierre et Gilles, 1990)
« Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l‘oubli », théorise avec véhémence Milan Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être[1]. Soit, manipulations « kitschissimes » et séductions artificielles mises à part, Jean-Paul Gaultier n’a pas de soucis à se faire ; il siègera toujours dans un tiroir de notre mémoire. Immortalisé en titi parisien par Jean-Baptiste Mondino, à l’occasion de la sortie de son album house How To Do That ? (1989), puis en marin lover gay par Pierre et Gilles (1990) — sourire carte postale auréolé de pâquerette, regard bleu azur se reflétant dans les rayures de sa marinière — l’image d’Épinal, déclinée en romans-photo, clips publicitaires et kit prêt-à-consommer, a fait le tour du monde. Composé de toute pièce en 1984, par un jeune homme nostalgique des pulls marins que lui enfilait sa grand-mère bien aimée et du film de Rainer Fassbinder, Querelle (1982), le personnage de « marin-matcho-gay » ne s’est pas contenté de rester un personnage de BD. Incarné par son créateur facétieux, devenu entre temps, en 1993, animateur-pop star d’Eurotrash, une émission produite pour la télévision britannique, la caricature ne tourne pas en ridicule mais prend le train de la sur médiatisation. Ainsi mis au service de la propagande marketing, le pull marin-pictogramme devient un classique. Comme tout bon classique est fait pour être détourné, l’émancipation de la rayure est votée : « Je troc ta rayure sur smoking contre ta rayure sur jupe, échange de bons procédés… » Dans ce jeu des anamorphoses, d’une bigarrure à l’autre, la rayure devient un prétexte de transgression des identités sexuelles.
(Gilles Serrand, 1982)
À bas les codes de bienséance, le diktat de l’élégance masculine traditionnelle tombe le masque pour parodier la chansonnette de la femme-objet. Affublé d’un large pantalon de marin et d’un pull à dos nu, son « homme-objet » défile, irrévérencieux, pour la collection Automne-Hiver 1984-1985, première collection masculine : « J’ai décidé de montrer un homme-objet, un homme qui pouvait plaire aux femmes et aux hommes. Un homme qui pouvait être sexy avec ses vêtements. […] Les choses progressent doucement, on ne pourra constater un vrai changement que le jour où les mannequins-hommes seront plus payés que les femmes. » Quand vient l’année suivante « la jupe pour hommes » (en réalité un simulacre de pantalon-pagne) et « Une garde-robe pour deux » au parfum androgyne, le ton est donné : plus qu’une simple sortie de placard, le vestiaire lexical griffé Gaultier déverrouille la porte des tabous dans un jeu subversif subtil teinté d’humour et d’ironie. « Les filles postféminines crânent dans des corsets-smokings, se pavanent dans des robes moulantes à découpes « fesses ». Les garçons postphallocrates ou macho […] avancent lascivement sur des baskets à semelles hypercompensées, bombent le torse dans des tricots à dos dénudé, roulent des épaules dans des décolletés de fourrure, prennent la pose en bibis à voilette, tour à tour stylisés sous les traits d’un « homme fatal », d’un « joli monsieur », d’un « french gigolo », d’une « rock star », d’un « Robin des bois » des villes, d’un « cow-boy urbain » ou d’un homme couture »[2]. Chaque personnage explore ses propres clichés, chaque image renvoie à l’autre son reflet, dans une chaîne infinie de métaphores. Beautés callipyges, beautés métissées, beautés disproportionnées, mannequins d’un jour au physique incongru, mannequins de tous âge sélectionnés par casting sauvage, font fi des critères tyranniques d’élection de beauté, pour mieux enrichir le cabinet de curiosités de Gaultier. Comme il semble loin ce temps du « droit à la différence pour tous », aujourd’hui « toutes les filles sont interchangeables » regrette-t-il[3]. « Pour le reste, je suis nostalgique de tout ! De ma grand-mère disparue, d’une certaine époque où, petit, je rêvais du monde de la couture, incarné par les plus grands noms. »[4] confesse-t-il.
(Photo Paolo Roversi)
Né en 1952 en banlieue sud
parisienne dans un milieu modeste, il préfère de loin à l’école les jeudis
après-midi passés chez sa grand-mère à dévorer ses magazines de mode, ouvrir
ses malles à trésor garnies de corsets et de voiles de deuil, expérimenter ses
dernières prouesses de couture — comme greffer des seins pointus sur son ours
en peluche, avant de les greffer sur Madonna — ou regarder le spectacle des
Folies Bergères à la télé. À 14 ans, il pioche dans son imaginaire ses
premières collections, après avoir appris par cœur les répliques de
« Falbalas », le film de Jacques Becker qui l’immerge, avec cousettes
et arpettes, dans une maison de couture. À 17 ans, il recueille les
encouragements du couturier Marc Bohan et adresse ses premiers croquis à Pierre
Cardin. À 18 ans, il intègre le studio Cardin et découvre que l’ « on peut faire un chapeau avec une
chaise » : « Pierre
Cardin m’a enseigné la rigueur, il me disait souvent que chacun de mes modèles
en contenait cinq ! J’ai appris à épurer. » À 19 ans, il rejoint
Jacques Esterel, puis l'équipe de Jean Patou, avant de retourner chez Cardin
qui l’envoie illico presto aux Philippines adapter les collections au marché
américain. À 24 ans, fin prêt, il crée sa première collection de bijoux
électroniques — à base de diodes et de mercure en mouvement, prémices d’un style
d’art de récupération. « Un jour, il a regardé la boîte
d’aliment de son chat, Ratapoil, et s’est dit qu’il pourrait faire avec un très
joli bracelet barbare. C’est ce qu’il a fait
[ collection « High-tech, automne-hiver 1980-1981]. Et quelques
années plus tard, il a fait de cette boîte l’emballage de son parfum. »[5]
En octobre 1976, il présente à Paris, dans un Palais de la découverte quasi
désert, sa première collection de prêt-à-porter féminin, réalisée avec des
tissus bon marché et des sets de table en raphia. Parmi ces pièces de bric et
de broc, sa tenue préférée : un perfecto en cuir noir vieilli, porté sur un
corset de satin piqué de clous métalliques et sur un long tutu en tulle,
surpiqué à la façon d’un jean. Tout est déjà là. Le punk, le rock, les mariages
impossibles — cuir, strass, acrylique, vinyle, paillettes — les astuces et
les trompes l’œil. Mais il ne le sait pas encore… « J’ai eu la
sensation de tomber au fond de l’eau, mais il fallait bien que je
nage ! » Sa bouée de
sauvetage : la scène. « Je suis venu à la mode par la
scène, le spectacle et les films. […] J’ai toujours aimé les émotions que
procure le spectacle. S’il n’y avait pas eu de défilés, peut-être n’aurais-je
pas fait ce métier. »[6] À 26 ans, il crée sa propre griffe grâce au soutien
de son partenaire japonais, Kashiyama. À 30 ans, il fonde sa société Jean-Paul
Gaultier S.A, en association avec son grand amour (et partenaire financier),
Francis Menuge - « J’ai eu la chance de ne pas me rendre compte
immédiatement de la responsabilité qui était la mienne. » En attendant de toucher terre, il décolle et dévore
ses années fastes ; années bercées d’images coutures et de récits
populaires, matérialisés par des collections théâtrales, illustrant sa
manipulation consciente du système de la mode : les collections Barbès (automne-hiver 1984-1985), Le Dadaïste (printemps-été 1983), La concierge est
dans l’escalier (printemps-été 1988), Les
rabbins chics (automne-hiver 1993-1994), Les
Existentialistes (automne-hiver 1998-1999)
flirtent avec le Paris populaire et gouailleur, le Londres excentrique de
l'après punk, le bon et le mauvais goût, le kitsch et le beau…
(Collection Le Dadaïsme, Printemps-Eté 1983)
Trente ans et une centaine de
collections plus tard, il est toujours là. En cumulant les mandats :
fondateur, directeur artistique puis directeur général. Il connaît toutefois,
entre 2003 et 2005, quelques turbulences qui le poussent à licencier 31
personnes, ainsi que son ami d’enfance (et PDG), Donald Potard. Entre une
haute-couture exaltante mais ruineuse et des licences ennuyantes mais
rentables, son cœur balance. Pour assurer son avenir, il préfère finalement
confier 35% de son capital à la maison Hermès, puis 45% en 2008. Et succomber à
la vogue des accessoires, produits vache-à-lait de l’industrie du luxe du XXIe
siècle. « La mode est toujours, en fin de compte, au service de la
société »[7]
constate-t-il, fatalement. Pourtant, celui qui se dit « traducteur de son
temps », reste optimiste, «[…] la mode étant sujette à des
phénomènes cycliques, nous ne devrions pas tarder à voir l’aspect créatif
reprendre de l’importance. La mode aime démoder ce qui existait avant, voilà
pourquoi les choses finissent toujours par changer…»[8]
(Photo Paolo Roversi, collection femme Automne-Hiver 1985-86)
Article publié dans Dedicate, n° 22, Hiver 2010
[1] Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 1984.
[2] Farid Chenoune, Jean-Paul Gaultier, Editions Assouline, Collection Mémoire de la mode, 2000.
[3] Madame Figaro n° 20254, « Farida Khelfa, icône modèle », Richard Gianorio, 12 septembre 2009.
[4] L’Expansion,
D. Kindermans, 1er avril 2009.
[5] Challenge n° 160, propos cités par Donald Potard, 19 mars 2009.
[6] Figaro Magazine n° 328, François Delétraz, 28 mars 2009.
[7] L’Expansion, D. Kindermans, 1er avril 2009.
[8] Elle, Sylvia Jorif, 2 octobre 2006.
Bio William Randolph Hearst
Hearst est aujourd'hui le nom d'un groupe de presse, c'est aussi le nom d'un château en Californie ou l'inspirateur de Welles dans Citizen Kane. Portrait de l'original.
1863 : Naissance à San Francisco, d’un père sénateur et industriel minier multimillionnaire, d’une mère institutrice.
1873: Elevé dans un monde où il peut avoir tout ce qu'il veut quand il veut, il fait à dix ans le tour de l'Europe avec sa mère — " A journey of epic proportions "— et se jure d’en
collectionner plus tard les richesses.
(Family Hearst)
1887 :
Etudiant en journalisme à l’université de Harvard, membre du Harvard Lampoon —
périodique sarcastique fondé par des étudiants de Harvard, pour lequel il fut
l’apprenti de Joseph Pulitzer — il se fait expulser, pour mauvaise conduite,
après avoir envoyé aux membres de l'institution des pots de chambre à leur
effigie. Tandis que son père le presse de reprendre ses gisements d’or et de
pétrole, il lui rétorque qu’il préfère s’amuser avec son quotidien de presse,
le San Francisco Examiner, gagné
au poker contre une dette de jeu. Très vite, l’enfant gâté se prend au jeu et
rebaptise son nouveau jouet : Monarch of the Dailies (le Souverain des quotidiens) dans l’optique d’en
faire un journal populaire. Après avoir acheté le meilleur équipement possible et
recruté la meilleure équipe de journalistes disponible, qu’il débauche au
prix fort, il calque son journal sur le modèle du style
Pulitzer, son mentor. Au programme : gros titres sensationnels, arnaques,
crimes et corruptions.
1895 :
Fraîchement débarqué à New York, il réhabilite un journal en difficulté, le New
York Morning Journal et lance,
l’année suivante, l’Evening journal.
Fondant sa réputation sur la renommée de ses journalistes — Stephen Crane,
Julian Hawthorne, Mark Twain, Jack London.. — et de ses illustrateurs, il fait
enfin de l’ombre à son rival du New York World, Pulitzer, et réussit même à lui chiper son pion
fétiche, Richard Felton Outcault, l'inventeur des bandes dessinées en couleurs
et du personnage le plus populaire « The Yellow Kid » — la série
lèguera d’ailleurs son nom à un type de journalisme sensationaliste, le
« yellow journalism ». En attendant, la ville se livre une lutte
journalistique sans merci, par yellow kid interposé. Pour contre-attaquer,
Hearst lance les « funnies », suppléments du dimanche illustrés tout en
couleurs, et popularise les comic strip. Le prix du New York Morning Journal
est réduit à un cent et explose le
score de Pulitzer, dont les ventes surpassaient déjà le million de copies par
jour.
(The Yellow Kid)
1898 :
La révolution cubaine de 1895 appâte les deux requins du sensationalisme.
Quand, le 15 février 1898, une explosion coule le « USS Maine » — le
cuirassé de l’US navy envoyé à La Havane pour y protéger les intérêts
américains — et tue des centaines de marins, les journalistes se gardent bien
de spéculer sur la cause du désastre. Sauf Hearst, qui décide de traiter
l’attaque en première page. Deux jours plus tard, le New York Morning
Journal appelle à la guerre contre
les espagnols, avec des titres racolleurs : « War ? Sure ! » Accusé de promouvoir la guerre Hispano-américaine
pour booster les ventes de son journal — «Please remain. You furnish the
pictures and I'll furnish the war !»
dit-il à son illustrateur Frederic Remington qui revenait de la Havane — Hearst
se range du côté de « Cuba Librè » et part assister ses reporters sur
les champs de bataille. Un jour, l’un d’eux, James Creelman, est blessé au
combat : « I'm sorry you're hurt. But wasn't it a splendid fight? We
beat every paper in the world! »
s’exclame Hearst. Tandis que Pulitzer publie des images de soldats espagnols enfermant
des Cubains dans des camps de concentration, Hearst exploite la carte du
patriotisme, tournant les récits de ses reporters en histoires hyperboliques,
se jouant des peurs de son lectorat. « Les employés du journal de
Hearst étaient prêts à des mensonges délibérés et honteux, inventés de toutes pièces,
pour amener des nations à l’hostilité et pour les conduire à une guerre
meurtrière. »[1]
La fin de la guerre sonne pourtant le glas du journalisme jaune. Hearst décide
alors de recentrer ses gains sur la lutte contre la corruption au sein du
gouvernement américain.
(Millicent Willson)
1903 : De presque vingt ans son aîné, William Randolph Hearst épouse Millicent Willson, une « bicycle girl » du Herald Square Theatre qu’il fréquente depuis qu’elle a 16 ans, et qui lui donnera cinq fils. Elu membre de la Chambre des représentants des Etats-Unis, il échoue par deux tentatives au poste de maire de New York (1905 et 1909) et de gouverneur de New York (1906). Discrédité, suite à la publication d’une poésie satirique d’Ambrose Bierce qui prédisait, quelques mois plus tôt, dans le Chicago American, l’assassinat du Président William McKinley (1901), ses ambitions politiques resteront à jamais frustrées. « Sa plus grande erreur a été celle des grands ploutocrates de l'Amérique de ces années-là, qui croyaient que l'argent confère automatiquement à un homme un certain rang […] C'étaient des ploutocrates qui croyaient pouvoir être Président des Etats-Unis, s'ils en avaient envie. » [2]
1918 : Belliciste devenu
pacifiste, il s’oppose à l'intervention des Etats-Unis dans la Première Guerre mondiale
et à la formation de la Société des Nations. Adversaire de l’Empire
britannique, il sera bientôt taxé de « pro-germaniste » et
d’ « anti-socialiste », se montrant implacable envers les
radicaux, les minorités – notamment les mexicains qu’il dépeignait comme
paresseux, dégénérés, fumeurs de marijuana et voleurs de travail — et tous ceux
qui touchent de loin ou de près à ses intérêts politiques ou financiers.
« Hearst said he was serving the nation, but what he was really doing
was serving himself. »[3]
1924 :
L’enfant roi, devenu baron des médias, a fondé
un empire. Àu summum de sa gloire, il détient dans tout le pays 28 journeaux et
18 magazines — Chicago Examiner, Boston
American, Washington Times, Mirror, Cosmopolitan, Harper's Bazaar…— après
avoir diversifié ses intérêts dans l’édition, la production de films et les
ondes radiophoniques. Pour conforter sa mégalomanie, et pour les beaux yeux de
sa nouvelle maîtresse, l’actrice et danceuse de cabaret Marion Davies, il se
fait construire un château de 97 km2 sur la « colline
enchantée » de San Simeon, en Californie.
Abritant sa collection d’œuvres d’art, cette demeure prétentieuse de style antique, gothique et hispano mauresque, devient la mecque des mondanités hollywoodiennes et, bientôt, le manoir hanté des secrets... Depuis ce jour où la mort mystérieuse du réalisateur Thomas Ince, venu fêter son anniversaire à bord du yacht de son ami Hearst, fait courir le bruit selon lequel il aurait attrappé une balle perdue destinée à Charlie Chaplin, surpris en flagran délit de flirt avec Marion Davies, la rumeur accuse Hearst. « All you have to do to make Hearst turn white as a ghost is mention Ince's name. »
1932 :
Durement touché par la grande dépression, Hearst Corporation doit faire face à
une restructuration financière et à une grève collective de ses lecteurs, due à
ses vues politiques changeantes. Leader influent de l’aile libérale du
parti démocratique, fervent défenseur de
Franklin D. Roosevelt, la rupture est consommée au printemps 1935 lorsque le
New Deal lui coupe les vivres. « I sometimes think that Hearst has done
more to harm Democracy and civilization in America than any three other
contemporaries put together. »
écrit Roosevelt, accusé en revers de nourrir le communisme. Menant désormais sa
propre « chasse aux sorcières », Hearst s’attire les foudres de
l’aile gauche américaine en soutenant le nazisme, publiant quelques missives
écrites par Hitler, entretenant la maîtresse de Mussolini, Margherita Sarfatti,
en séjour aux Etats-Unis.
1941 :
Quand Orson Welles dresse dans Citizen Kane le portrait d’un magnat de presse multi-millionnaire
perclus dans son château, la réaction ne se fait pas attendre, Hearst y voit
une attaque personnelle, une atteinte à sa vie privée. Il tente de brûler le
négatif et ordonne alors à tous les quotidiens, dont il est propriétaire, de
boycotter le film. Maintenant sa pression sur les exploitants de salle en les
menaçant de sanctions en cas de diffusion du film, Orson Welles, épaulé par son
studio, résiste pourtant à la pression. Le succès commercial ne sera pas au
rendez-vous mais les critiques seront dithyrambiques. Il recevra l’année
suivante l’oscar du meilleur scénario. « You can crush a man with
journalism, and you can't with motion pictures. » prétendait Hearst, ici contredit par Orson
Welles.
1951 : Comme Charles Foster Kane, Citizen Hearst se réfugie dans son château pour y mourir, seul… « I got to like him — a grave simple child... playing with the most expensive toys. » Winston Churchill.
Article publié dans Magazine N° 53, février-mars 2010.
1 Upton Sinclair, The Brass Check : A study of american
journalism, 1919.
[2] Orson Welles, entretien accordé en 1964 à Juan Cobos, Miguel Rubio et Jose Antonio Pruneda.
[3] Time, « Books : For better or Hearst », John F. Stacks, 7 août 2000.
Bio Charlotte Perriand
Charlotte Perriand ou le design au féminin, dans l'ombre du Corbusier puis au grand jour...
1903 : Naissance à Paris, d’un père savoyard coupeur dans une maison de couture anglaise, d’une mère bourguignonne couturière gaie luronne.
1913 : Tandis qu’elle entre à l’hôpital des Enfants-malades se faire extirper l’appendice, elle découvre entre ses quatre murs blancs aliénant le dépouillement minimal, « le vide tout-puissant parce qu’il peut tout contenir ».
1920 : Le bac en poche, bien que peu encline aux études, elle entre à l’Ecole de l’Union Centrale des Arts Décoratifs. Au risque de se faire tirer les oreilles par ses professeurs, Charlotte l’effrontée préfère de loin griffonner des croquis d’animaux au jardin des plantes ou croquer des nus aux cours d’André Lhote. Aux pieds du mur, elle participe à des concours d’Art et d’Industrie, à des décors de théâtre, tout en suivant les cours du soir de Maurice Dufrêsne, président du Salon des Artistes décorateurs et directeur artistique de la maîtrise des Galeries Lafayette.
1925 : Sélectionnée par son école pour discourir sur la composition d’un salon de musique lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs, elle découvre, relégués avec mépris dans un coin, le pavillon de l’URSS et le Pavillon de l’Esprit nouveau. Une onde sismique lui fait pressentir les limites d’expression des modes de l’art décoratif…
(Salle à manger, 1927)
1927 : Alors qu’elle décide de se marier — seule voie possible vers l’émancipation -— et de railler les « survivances du passé », elle fait fureur au Salon d’automne avec sa Salle à manger minimale, revêtue d’acier chromé, et son Bar sous le toit en cuivre nickelé : non plus rejettée au fond du couloir, la maîtresse de maison trône au cœur de son foyer. Encensée par la presse, bien que « jeune, sans programme et sans projet » , elle pense à s’inscrire dans une école d’agriculture, quand un ami qui lui veut du bien lui offre deux livres de chevet : Vers une architecture et L’Art décoratif d’aujourd’hui, d’un certain Le Corbusier. «Un éblouissement… Ils me faisaient franchir le mur qui obstruait l’avenir». Bravant les mises en garde de ses professeurs, elle se dirige dans la foulée vers l’ancien couvent du 35, rue de Sèvres, se retrouvant nez-à-nez devant les grosses lunettes de Le Corbusier : « Ici, on ne brode pas de coussins » lui jette-t-il, avant de la reconduire à la porte. Le lendemain, il se ravise.
Ainsi associée au programme immobilier « des casiers, des sièges et des tables », Charlotte se voit charger de « l’Equipement intérieur de l’habitation », en communion spirituelle avec le maître et son cousin Pierre Jeanneret. Dans une obsession de rationalisation de l'espace et de réformes des pratiques domestiques, elle expérimente sur une chaise longue de grand repos, un fauteuil Grand Confort ou Pivotant, de nouveaux matériaux industriels, comme les toiles tendues amovibles, les bois contreplaqués et le tube d'acier. « Par leur plasticité, nous apportions la preuve que les produits nouveaux, tels le tube d’acier, appliqués à l’ameublement, pouvaient sortir du ghetto du siège dit pour « bistrots » ou « hôpitaux », tout en étant aussi différents en un sens de ceux du Bauhaus. »
(Chaise de grand repos)
(Fauteuil Grand confort)
1930 : Démissionnaire de la conservatrice Société des Artistes Décorateurs, elle fonde avec René Herbst et Pierre Chareau, l’UAM (l’Union des Artistes Modernes), une unité de choc réunissant des artistes aux affinités esthétiques modernistes, désireuse de lutter contre les forces antagonistes puissantes de l’académisme. « L’académisme avait fourbi ses armes, il veille, agit, bondit, et tue ! » enrageait Corbu, qui après avoir initié sa petite protégée à l’architecture — « ce jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » — et aux théories novatrices des CIAM (Congrès Internationaux d'Architecture Moderne), la fait plancher sur l'étude du logis minimum : un maximum de rendement pour un minimum d’espace, telle est la question. Un principe de générosité sociale et de modularité que l’apprentie architecte applique à la lettre pour sa Salle de séjour à budget populaire (Salon des Arts ménagers, 1936), meublée selon un budget de classe moyenne frappée par la crise, sa Maison de week-end segmentée par des cloisons coulissantes, ou son Refuge Bivouac en préfabriqué, niché sur le col savoyard du Mont-Joly. « L’architecture est fonctionnelle par définition, sinon, qu’est-ce que c’est ? De la saloperie !» lui rabâche Corbu.
(Salon des Arts ménagers, 1936)
(Refuge bivouac du Mont-Joly)
1937 : Après dix années de fusionnelle et conflictuelle collaboration, elle claque la porte du prieuré de la discipline. « J’aurais dû savoir qu’entrer dans l’atelier au 35, rue de Sèvres c’était comme franchir la porte d’un couvent — en respecter les règles et s’y plier. » Invitée, en 1940, par le gouvernement japonais pour orienter la production d'art industriel et l’adapter aux usages occidentaux, elle fuit son pays en pleine débâcle militaire pour s’exiler « au bout du monde ». Bien que totalement dépaysée, elle rencontre une pensée exaltée par la religion du vide - le théisme - et une architecture ancestrale conformes aux préceptes Corbuséens de cohésion et d’harmonie. Conférencière, enseignante, commissaire d’exposition, imprégnée de la philosophie et de l’art de vivre japonais, elle fait l’expérience du “tout bambou” — allant jusqu’à transposer sa chaise longue et son fauteuil pliable en bambou —, avant de s’investir dans le développement de la production artisanale indochinoise, suite à l'entrée du Japon dans le conflit mondial.
1946 : De retour sur sa terre natale dévastée, sa fille et un nouveau mari en bandoulière, elle part se ressourcer en Savoie, pourvoir à l’aménagement de la nouvelle station de ski de Méribel-les-Allues. Quelques années plus tard, irrémédiablement, ses pas la reconduisent au 35, rue de Sèvres... Sommée par Corbu de participer, en «free-lance», à l’équipement intérieur de la cellule type de la « Maison radieuse », caractérisée par une nouvelle manière d’habiter en collectivité, elle perfectionne son concept de « cuisine-bar » intégrée tandis qu’elle breuvete des WC suspendus, normalise le plus petit élément de rangement : le tiroir, devient membre fondateur du mouvement Formes Utiles et réalise, en collaboration avec les ateliers Jean Prouvé, de nombreux programmes d’équipements collectifs (Maison de la Tunisie, chambres d’étudiants de la cité universitaire de Paris, Maison du Mexique…) « L’harmonie de l’habitat ne peut être résolue indépendamment de l’architecture et de l’urbanisme… Non seulement, l’habitat doit réaliser les données matérielles, mais créer les conditions de l’équilibre humain et de la libération de l’esprit. »
(Atelier Jean Prouvé)
(Maison de la Tunisie)
1962 : Entre deux jeux-concours pour le future complexe des Ménuires et pour la résidence de l’ambassadeur du Japon à Paris, la citoyenne du monde prend un bain de jouvance à Rio de Janeiro où son mari, délégué général d’Air France pour l’Amérique Latine, a élu domicile. Ici, ses créations puristes, comme les sièges et tables empilables conçues lors de son dernier séjour au pays du Soleil-Levant, ne conviennent pas à l’exotisme luxuriant de sa nouvelle terre d’adoption. Inspirée par les techniques vernaculaires brésiliennes, elle conçoit un mobilier “exotique” spécifique, substituant à ses matériaux de prédilection — le sapin et l’aluminium — le cannage (panneaux de jonc tressés) et le jacaranda (bois tendre local). « Il y a des lieux, des matériaux, des techniques, des coutumes, des conditions de production, de diffusion, pour s’affirmer différemment. »
(Bibiothèque en jacaranda, Rio)
1968 : Face à la démocratisation des sports d’hiver de M. Tout le Monde, et par amour invétéré pour la montagne, la militante écolo est appelée en renfort pour l’élaboration d’une « usine à ski intégrée » en Haute-Tarentaise, la station de ski des Arcs 1600 et 1800. Fidèle à ses idées Ying&Yang, l’architecte-urbaniste-décoratrice idéalise une station sans voiture, insère harmonieusement le complexe sous le manteau neigeux, privilégie le rapport architecture intérieur-extérieur, normalise des cellules types d’habitation modulable de 16 à 55 m2, coulisse des salle-de-bain en polyester préfabriquées… Une odyssée de 20 années de construction marquant l’aboutissement de plusieurs décennies des recherches sur l’habitat collectif et l’aménagement d’intérieur. “L’architecture qui en résultait me laissait parfois sur ma faim. Peut-être n’ai-je pas assez lutté pour qu’aux Arcs elle fût exemplaire…”
1985 : Le maître Corbu avait remplacé les mots « Arts décoratif » par «Equipement de l’habitation», l’élève Perriand les remplace par « Art d’habiter » — titre de son exposition au Musée des Arts Décoratifs — puis par « Art de vivre », titre de son livre autobiographique.
1999 : Sacrée « Doctor honoris causa » par le Royal College of Art, décorée de la légion d’honneur, Charlotte Perriand part « méditer et rêver à un nouvel Age d'Or tant attendu, tant espéré, bruissant du “dialogue des cultures” épanouies dans leur diversité et dans leur universalité » .
(Maison de thé, Unesco, Paris, 1993)
Article publié dans Magazine n° 52 (décembre 2009/janvier 2010)
Bio Courrèges
André Courrèges n'a pas seulement imposé le blanc et la mini-jupe. Retour sur une vie bien remplie et un peu obessionnelle...
1923 : Naissance à Pau (Pays Basque), d’un père majordome, d’une mère toute de noir vêtue.
194O : Aussi loin qu’il se souvienne, la peinture, le dessin et la mode l’ont toujours attiré mais pour faire plaisir à papa, maman, il entreprend des études d’ingénieur. « J’ai passé des années aux Ponts et Chaussées. Je m’y suis ennuyé à mourir. » À la Libération, il plaque tout et s’enfuit à Paris travailler pour diverses maisons de couture, tout en suivant des cours à l’Ecole Supérieure des Industries du Vêtement.
1950 : Foudroyé par l’art de Cristobal Balenciaga, il fait des pieds et des mains pour rentrer dans la maison du couturier monacal : « Je veux travailler chez vous sans être payé, comme le dernier des apprentis. ». Engagé comme coupeur dans un atelier tailleur, forgé à l’école de la rigueur et de l’exigence, il y acquiert les techniques d’un métier qui s’apparente à ses yeux au travail de l’architecte. Il y rencontre aussi sa « créativité complémentaire » et future épouse, Coqueline Barrière.
1961 : « Sous les grands arbres, il ne pousse rien.
Je suis un petit gland sous le grand chêne que vous êtes. Il faut que je vous
quitte pour vivre.» Après onze années de collaboration avec
Balenciaga, le premier des apprentis s’en va fonder sa propre maison de couture,
au 48 Avenue Kléber, achetée grâce à un prêt sans intérêt du patron délaissé,
qui refusera d’être remboursé et qui lui fournira en prime clientes et
directeur administratif. Empreint de minimalisme et de pureté graphique,
Courrèges élabore au cours de ses premières collections un style dépouillé dans
l’esprit de son illustre maître. « J’étais
tellement imprégné par Monsieur Balenciaga, j’aimais tellement son art qu’il
m’a fallu 3 ou 4 ans pour tout oublier et faire naître mon style. »
(crédit: Peter Knapp)
1964 : Un style qui, une fois trouvé, déclenche un raz de marée. La collection « Fille de lune » produit sur la haute couture un effet comparable à celui du New Look de 1947. « Il fallait, en s’appuyant sur de nouvelles règles techniques et esthétiques, inventer un vêtement moderne, un vêtement dans lequel on entrerait comme dans une boîte.» Outre le rythme endiablé des mannequins noirs sautillant sur du jazz et les matériaux novateurs (whipcord, vinyle, nylon) disséminés dans les collections aux formes géométriques et aux couleurs layettes, la « bombe Courrèges », comme la qualifient alors toutes les revues de mode, s’applique à redéfinir les proportions féminines en laissant le champ libre à l’expression des potentialités physiques du corps : robes trapèzes gommant la taille et les hanches, jupes outrageusement mini — dont Mary Quant et Courrèges se disputent toujours la paternité —, pantalons tout terrain et bottines plates remettent les femmes en position de course. Et les rajeunissent de 15 ans. Robettes, combi-short, babies, couettes… le verdict de Chanel est sans appel : « Cet homme s’acharne à détruire la femme, à dissimuler ses formes, à la transformer en petite fille. » Et celui de la presse, unanime : « Goodbye le lady look!» cancanent les chroniqueuses américaines, envoûtées. Une presse qui, accusée de favoriser le plagiat, sera bientôt aux regrets de ne pouvoir assister aux défilés feu d’artifice. Le couturier susceptible s’accorde 700 jours de retraites, réservant désormais sa production à sa clientèle privée.
1968 :
L’ennemi de la copie se distingue pourtant par une volonté farouche de rendre
sa couture accessible au plus grand nombre. Par sa double formation artistique
et technique, il entend saisir le mouvement qui s’amorce de la couture vers
l’industrie. Ayant recours à la fabrication en série, qui permettait de diviser
les prix par 5, il crée alors « Couture Future », une ligne de
prêt-à-porter de luxe dont chaque modèle est disponible en 4 ou 5 tailles.
Hostile à toute politique de licences, le couturier de l’épure décide de tout
concevoir, de tout fabriquer, de tout distribuer, dans le respect des critères
de qualité de la haute couture. Et ce, dans son usine pilote décapotable aux
armatures futuristes, implantée à Pau qui, à l’instar de son nouveau fief, rue
François Ier, exhibe un décor blanc optique luminescent, résolument moderne.
« Mon œuvre est faite de couleurs
dans lesquelles le blanc, traduction de la lumière, le bleu azur, traduction du
cosmos, et l’argent, reflet de la lune, servent de structures. »
1972 : Tandis que la couture intègre progressivement les pratiques sportives inhérentes à toute « vie moderne », le couturier athlète en tenue de tennisman immaculée — « Les gens s’habillent en noir parce que ce n’est pas salissant. Ils réenfilent chaque matin des vêtements sales. La vie moderne exige que l’on soit propre intérieurement et extérieurement. » — ne se contente pas de proposer un énième vestiaire sportif mais fait du sportswear un mode de vie. « Pour moi, une journée de travail, c’est comme une partie de pelote, c’est une épreuve sportive.» En chef de laboratoire, médiateur entre la mode et la technologie de pointe, il s’approprie des matières et des fibres techniques (toile cirée, voilure de parachute) usuellement destinées à l’armée, à l’aéronautique ou au monde sportif. Sa collection «Hyperbole» se compose de « praticables » — blousons à boutons-pression, maillots, soutien-gorges, collants seconde-peau intégral — que les 15 000 membres du personnel des J.O de Munich, mutés en points information oranges, se feront une (fausse) joie de tester. Bizarrement, la mode du « collant-vérité » ne prendra pas chez les hommes…« J’ai cru que l’homme allait lui aussi évoluer... J’ai cru que la lumière, la clarté que j’amenais aux femmes allait lui aussi le séduire. En fait, si la femme a transformé son mode de vie, l’homme pour l’essentiel est resté le même.»
1979 : À la tête d’un empire multinational commercialisant à tout va prêt-à-porter, parfums, maroquinerie, linge de maison, papeterie, téléphonie, gastronomie, Courrèges retourne sa veste pour développer une politique de licences et plagier le champion toute catégorie, Pierre Cardin. Ne jamais dire « jamais ».
1985 : Soucieux de poser sa griffe dans des secteurs jusque-là inexploités, le couturier en blouse blanche conçoit pour le personnel hospitalier un vestiaire aseptisé en non-tissé — matière jetable stérilisée, proche du papier — remboursé par la sécu. Bleues ou roses, ponctuées de mouettes blanches stylisées — « Rien ne m’apaise plus qu’un vol de mouette au-dessus de la mer. » — ou de petits carreaux vichy, cette fois le personnel n’aura pas opposé de résistance (sans doute en raison du caractère jetable des combinaisons) : « Une compagnie aérienne m’avait demandé de concevoir des uniformes. Le personnel a refusé mes projets pourtant approuvés par la direction... » Après avoir été sollicité par les religieuses et les moines bénédictins pour un « relooking », il cultive le secret espoir de travestir les policiers en playmobils arc-en-ciel : « Les couleurs employées seraient différentes selon les saisons, le rang et le corps…» Pourquoi pas un plastron écarlate pour les soirs de bavures ?
1994 : Après
s’être libéré de l’emprise japonaise, Courrèges retrouve le chemin des défilés
haute-couture et confie la réalisation de ses collections à Jean-Charles de
Castelbajac, quatre saisons durant. Avant de passer le flambeau à son épouse
hyperactive et à sa fille Clafoutis (qui préféra ensuite assumer son second
prénom, Marie), il mesure sa côte de popularité en rééditant du Courrèges revu
et à peine corrigé, pour finir par repeindre les bus parisiens à ses couleurs.
« Toute femme plongée dans Courrèges
subit une importante poussée d’optimisme ! » réeditent les
publicités. Rassuré par la nouvelle vague de plagiat qui le décide à apposer sa
griffe sur chacune de ses créations et par la déferlante euphorisante, il peut
se retirer l’esprit tranquille et se consacrer à ses passions premières :
la peinture et la sculpture.
(exposition "Changer la vie" , sculptures André Courrèges, Parc Citröen, 23 mai/8 juin 2008)
2000 : Pendant ce temps, « Coqueline l’emmerdeuse » (comme elle se définit) organise des « écrandéfilés » et des happenings ubuesques enrobés d’une aura mystique… Préoccupée par l’environnement et l’évolution de la recherche scientifique, elle planche secrètement sur un concept de « vêtement génétiquement modifié » ; une fameuse protéine censée remplacer à terme le textile traditionnel.
2008 : Toujours aux manettes de sa maison de couture, toujours dans l’action, super mamie Coqueline entend démontrer, au volant de ses voitures électriques — la « Bulle », la « Exe » ou la « Zooop » ; bijoux écologiques destinés à participer au challenge bibendum organisé par Michelin — que rien n’est impossible : « Quand on veut, on peut !»
(Zooop "parce que ça ne veut strictement rien dire !", dixit Coqueline)
Article publié dans Magazine n° 51 (octobre-novembre 2009)
Edito Magazine
" On nous raconte des histoires. Et il faut croire qu'on aime ça. A mesure que l'établissement des faits a déserté la presse, le récit s'est glissé dans la place laissée vacante. Pas une marque, pas un produit, pas même une personnalité sans histoire — la belle, pas la maudite. Quant à l' Investigation, avec un grand "I", qui serait le salut de cette presse en ces temps d'internet et de formats courts, il y a belle lurette qu'elle est le fait des livres, dont l'économie dépend du nombre de lecteurs et non des marques. S'il y a lieu de déprimer ? Pas tant que ça ; juste de repenser les fondements."
Magazine N° 51 (Octobre 2009)