Saga Cerruti
Emblême d’élégance et de sobriété, Cerruti est un nom discret, si discret qu’il s’était presque fait oublier depuis que son couturier attitré avait revendu sa marque à un groupe peu scrupuleux, en 2001. De difficultés financières en limogeages successifs — la dernière démission en date étant celle de Jean-Paul Knott —, la marque semble toujours en quête de stabilité…
Saisonnier dans l’usine de son père, acclimaté très tôt à la vie active, Nino le play-boy au physique de jeune premier n’en garde pas moins une attirance indélébile pour le dilettantisme. Lui qui voulait faire du journalisme « pour échapper à la vie provinciale », le voilà héritier d’une usine textile. Il se consolera plus tard en se disant que « la mode n’est pas très loin du journalisme. Elle est aussi une manière de raconter notre société, de l’interpréter, de la ressentir et de réagir. » En attendant, il prend sa tâche à cœur. Esthète et coloriste, il se passionne pour les tissus et matières voluptueuses, toujours à l’affût d’alliances techniques heureuses. Créateur, gérant, homme d’affaires, il cumule les casquettes et entame une collaboration poussée avec les tailleurs-créateurs de l’époque. Après avoir modernisé les ateliers de tissage, il engage dès 1957 un processus de diversification avec une ligne de prêt-à-porter masculin confiée à l’usine de production Hitman. Une petite révolution qui ouvre la voie du prêt-à-porter de luxe masculin, resté depuis ce jour l’apanage des tailleurs sur mesure. « J’ai été un des premiers à établir une relation étroite entre industrie et création. J’ai contribué à l’affirmation que le prêt-à-porter pouvait lui aussi avoir du sang bleu, à la manière de la haute couture, chose que nous n’avions pas en Italie. »
Bien loin du Salon blanc du palais Pitti florentin devenu un tremplin pour toute une nouvelle génération de couturiers — Emilio Pucci, Krizia, Missoni — Nino Cerruti ne saurait s’accommoder de ce théâtre d’extravagances qui siège à Florence dès 1951, pas plus qu’il ne s’enthousiaste pour l’Alta moda romaine qui, bien qu’elle réhabilite la mode italienne sur le marché international, voit défiler, sous les auspices de la haute-couture, un parterre de divas, de princesses et d’actrices. Lui n’aime pas les falbalas. Lui, se revendique « industriel » pur souche : « Biella, c’est Roubaix-Tourcoing dans un paysage de montagnes. Mes racines ? Mes vraies valeurs ? Celles d’un montagnard. Chez nous, on n’aime pas ce qui sonne faux. » Dix ans plus tard, non content d’être le fournisseur officiel de tissu des enseignes du luxe, il cultive le secret espoir de devenir une « griffe » internationale. Pour quitter le monde de la production industrielle, il comprend alors qu’il lui faut escalader ses montagnes et s’implanter dans la capitale de la mode : Paris. En créant « Cerruti 1881 », griffe sous laquelle toutes les créations Cerruti seront désormais exploitées, adresse de prestige et siège social situé Place de la Madeleine, Nino le stratège partage désormais son temps entre sa vie de notable-industriel et celle de styliste VRP du luxe du troisième millénaire : côté pile c’est un créateur ; côté face, un « manager ».
Installé Rive droite, il crée sa première vitrine en 1967, en ce temps où les fils aux cheveux longs en tenue négligée affrontent leur père en complet veston-cravate. Réconciliant les générations et les deux courants vestimentaires, Nino affiche un style « sport élégant », précurseur d’un courant « sportswear » qui allait révolutionner la mode masculine. Faisant fi des conventions, il démontre qu’il est désormais possible d’associer un jeans et une chemise, en parfaite harmonie. En 1968, une collection unisexe, fonctionnelle et interchangeable, invite les femmes à se plonger dans le vestiaire de leur homme pour s’échanger trenchs, cravates, cardigans ou ensembles en jersey. Pour Nino, cette collection est surtout une occasion bienvenue de tourner le dos à une notion décorative de la femme. « La véritable élégance, c’est une nonchalance étudiée. Il y a des règles indispensables à toute démarche esthétique. J’aime les choses linéaires, simples et vraies. Il n’y a rien que je trouve plus ridicule que les formes excessives ou surchargées de détails. La mode devrait être comme l’architecture, un agencement de volumes, un découpage de l’espace. » En 1972 : une double politique de licences est instaurée, permettant la fabrication et la distribution de produits venant compléter le prêt-à-porter masculin. Quatre années plus tard, il lance sa première collection féminine : une ligne dont le style « casual chic» marie à la fois confort, élégance et décontraction et dont les matières naturelles— lins, tweeds, cotons enduits imperméabilisés — lassées des matières synthétiques rigides des années 60, répondent au soucis écologique des années 70. Ses costumes en laine et ses tailleurs s’imposent comme des classiques intemporels que tout homme et toute femme normalement constitué se doit d’additionner dans sa penderie. Il est très agréable de pouvoir, de saison en saison, conserver certains vêtements comme fond de garde-robe. Je n’ai pas la vocation de créer pour faire un événement. »
Pendant ce temps, l’industrie de la maille, particulièrement dynamique, se transforme et se concentre au pied des Alpes. Peu de charges sociales, une politique de bas salaires et de minis prix de production permettent d’exporter une confection rentable et de qualité. Au cours des années 70, Milan se voit ainsi sacrer second pôle de la mode internationale, juste derrière Paris. Et l’usine Cerruti, au développement exponentiel, de ne cesser de se moderniser, accueillant des innovations techniques telles que la fabrication du Cashmere « Super 100 » (1 kg de laine pour 100 km de fil), jusqu’au « Super 150 » — ces lainages si fin qu’ils se portent même l’été —, du « Kinair » (mélange de mohair et de laine) ou du « LMS » (combination de lin, de mohair, de soie et de laine). « Pour moi, la qualité du matériau a toujours primé sur la coupe. Le matériau est le facteur primordial de la création. » déclarait-il. Aussi, lorsque vers la fin des années 70, l’Alta Moda Pronta (le prêt-à-porter italien) installé à Milan, catapulte la ville catalyseur de tendances sur la scène internationale et que l’on ne jure plus que sur un luxe criard et tapageur, « Signore Nino » reste inflexible. Il a beau voir débarquer des hordes de riches Américains sans bagages, venus se constituer une garde-robe pour la saison, il ne saurait verser dans l’opportunisme et la stratégie marketing. « Je déteste la mode pour la mode. Je préfère un classicisme modernisé. » Exit les pattes d’éléphants, les chemises psychédéliques et les associations hurlantes de couleurs. Le style Cerruti privilégie les lignes sobres, les tonalités discrètes, les tissus fluides et confortables pour créer des vêtements faciles à associer. Un style qui a su ignorer les excès de la mode : « Ce n’est pas ici qu’on ira vous glisser une épaulette pour rééquilibrer un devant, horreur et damnation ! » clamait le maître-tailleur de la maison, Luigi. La mode italienne selon Cerruti doit rester une industrie au service du style : « Il existe deux conceptions parallèles de la mode : l’une « opportuniste » et l’autre que je qualifierai de « moderne ». La première étonne, épate, surprend en continuant à traiter les femmes comme des objets décoratifs. La seconde s’adresse aux femmes qui ont une personnalité, des exigences. C’est cette deuxième catégorie de femmes à la personnalité plus complexe que j’aime habiller. Il paraît « petit esprit » de continuer encore aujourd’hui à déguiser la femme. » Et même lorsqu’il collabore avec le 7ème art, il applique sa devise.
La mode au cinéma,
Nino l’invente au gré de son inspiration plutôt qu’il ne la suit, à ce point
exalté de transcrire à travers un costume, un décolleté, une veste ou un
déshabillé en dentelle, les rouages d’une intrigue ou le caractère d’un
personnage. L’album des réminiscences cinématographiques se feuillette aux
douces heures de la Dolce Vita,
lorsque la pulpeuse Anita Ekberg se fait immortaliser dans les eaux de la
fontaine de Trevi ou lorsque Bonnie (alias Faye Dunaway) change de chapeaux au
gré des meurtres de Clyde (1967).
Viennent les années 80 et les super-productions hollywoodiennes : Jack
Nicolson se veut diabolique dans sa veste en lin rose (les Sorcières d’Eastwick), Kathleen Turner ensorcelante dans sa
vertigineuse robe à dos nu (Le Diamant du
Nil, 1986), Sharon Stone sulfureuse et énigmatique dans une dentelle
déshabillée ultra-sexy (Sliver,
1993). Pourtant, ce sont ses costumes aux lignes parfaites qui vaudront à l’ami
des stars une palme d’or. Jean-Paul Belmondo, le premier, lui avait demandé de
tailler les costumes du film, Les
Tribulations d’un chinois en Chine, en 1965. Depuis, en trente-cinq ans,
Cerruti a conçu les costumes des plus grands acteurs. Au générique des 90
films auxquels il a collaboré, les noms de Delon dans Monsieur Klein, Serrault dans Garde
à vue, Richard Gere dans Pretty Woman (pour qui il conçoit cent costumes),
Tom Hanks dans Philadelphia, Michael
Douglas en tenue de parfait yuppie dans Wall
Street, Liaison fatale ou Basic Instinct... «Le script définit le personnage et il faut travailler avec la
personnalité de chaque acteur. Un costume peut endommager la crédibilité d’un
personnage. »
Le métier de costumier lui permet ainsi de sortir du cadre structuré de la mode commerciale et de mettre en scène son sens du spectacle, toujours empreint de pragmatisme… « Je pense que je suis à mille lieues de correspondre à cette idée préconçue qui veut que le créateur de mode soit un « marginal », qui jongle avec ses idées folles, afin de les introduire dans le monde bien concret du commerce. Même lorsque j’ai un peu trop bu, une petite voix au fond de ma conscience me rappelle toujours « attention aux excès de vitesse »… J’aime le beau travail bien fait. Je préfère mille fois l’imagination fondée dans les réalités du quotidien aux idées folles. » Son discours a la rigueur propre du capitaine d’industrie. Son hygiène de vie est quant à elle un peu plus plus laxiste... À Paris, il sort beaucoup ; à St Tropez aussi, en compagnie de Jeanne Moreau, Françoise Dorléac et de ses ami(e)s stars qu’il habille à la ville comme à l’écran. Grand (1.86m), brun, jouant avec le charme de son accent italien et de son regard azur, Nino plaît aux femmes mais cherche plutôt la complication, et ne s’en cache pas : « C’est plus exaltant mais on ramasse plus de déceptions. »
Présent dans près de trente pays, Nino est de ces hommes qui savent bâtir des stratégies. Après avoir lancé quatre nouvelles lignes - « Cerruti Sport 1881» (1980), « Cerruti 1881 Brothers » (1986), « Jeans Cerruti » (1995) et « Cerruti Arte » (1996) -, ouvert plus de 1000 boutiques aux Etats-Unis et 2000 en Europe, après avoir pris d’assaut la Chine et réalisé un chiffre d’affaires de 2,5 milliards de francs, sans avoir cédé une parcelle de pouvoir à des financiers extérieurs, l’homme des montagnes aspire au calme. Dans l’optique d’une passation de pouvoirs, et pour insuffler un vent de fraîcheur dans la Maison, il place dès 1995 Narcisso Rodriguez à la tête de la ligne femmes, qu’il remplace deux années plus tard par Peter Speliopoulos. Nul doute qu’il ait épinglé — comme il l’avait fait pour Giorgio Armani, assistant de Nino Cerruti neuf années durant — au-dessus de leurs bureaux sa célèbre maxime : « Je ne veux pas qu’on couvre les tables de dessins peut-être intéressants mais sans réalité industrielle possible derrière. » accolé au post-it suivant : « Le temps des ambiances purement bohémiennes dans les bureaux de style est aujourd’hui révolu » !
En 2001, il vend 51 % du capital de son entreprise au groupe italien Fin.part puis cède ses dernières parts l’année suivante pour s’adonner à sa seconde passion : le design et la décoration. Fin.part devient ainsi l’unique propriétaire de la Maison Cerruti, pour son plus grand malheur... Débute à ce jour la valse des designers : Roberto Menichetti, Istvan Francer, Adrian Smith se succèdent aux commandes de la ligne hommes. Après cinq années de difficultés financières, Fin Part met la clé sous la porte et s’enfuit la caisse sous le bras. Le fonds anglo-saxon Matlin Patterson, qui n’avait jamais goûté aux charmes de la couture, se pique de racheter la marque ; Philippe Cleach, avocat d’affaire et proche collaborateur de Nino Cerruti, à sa tête. Il est remplacé en septembre 2008 par Florent Perrichon, sympathisant du club LVMH. Quant aux collections, elles semblent encore bien déboussolées. Pour un peu elles auraient cédé aux caprices des modeux, ruinant à néant les efforts du Maître Cerruti : Nicolas Andreas Taralis, ancien assistant d’Hedi Slimane, intègre la maison mais la «greffe» ne prend pas... L’arrivée de Jean-Paul Knott — ancien assistant styliste chez Saint Laurent pendant treize ans puis Directeur Artistique de Krizia et de Louis Féraud — concède enfin au renouveau de la marque. Inspiré par le filage, le tissage et le tricot, il intègre immédiatement les codes de la maison en s’immergeant dans les archives, alliant tradition et modernité, la recette éternelle du succès. Douze nouvelles boutiques ouvrent à travers le monde, un nouveau parfum Homme « Essence de Cerruti » est lancé et l’ancestrale boutique Place de la Madeleine se fait relooker. La machine semble relancée, quand surgit l’annonce du départ de Jean-Paul Knott... Le maître aux citations couperets — « On attribue souvent une reconnaissance disproportionnée à un styliste qui a réussi une collection en l’érigeant en mythe sans évaluer son réel talent. » — parviendra-t-il un jour à trouver son digne successeur ?
Citations extraites des articles de presse :
- « Cerruti : la mode est à l’industrie », Le Point, 28/10/1985.
- « Cerruti : la rencontre d’un créateur et d’une époque », L’Officiel, Février 1988.
- « La femme Cerruti : la consécration d’un style », Figaro Madame, 19/03/1988
- « Nino Cerruti, le plus français des italiens », Figaro, 15/03/1998
- « Cerruti a le sens de la mesure, Le Figaro, 09/02/2000